Par Bernard Prudhon
Avocat à la Cour, ancien Maitre de Conférences aux universités de Paris I et de Paris XII
Docteur d’Etat en science économique
Ainsi donc, il aura fallu à l’Etat français emprunter 35 milliards d’euros sur les marchés financiers au titre du grand emprunt Sarkozy de septembre 2009 pour qu’il ait à contribuer à raison de 26 milliards d’euros six mois plus tard au financement de la dette publique grecque. Ce serait risible si ce n’était consternant.
Que n’a-t-on entendu depuis plus de dix ans d’éloges en tous genres de l’euro, nouvelle monnaie. Elle devait apporter la croissance, la stabilité financière et la fin du chômage, le tout sous l’autorité d’un organisme non élu, la BCE. Qu’est il donc advenu à ce jour d’autant d’annonces optimistes faites à des populations récalcitrantes ?
Dettes et déficits budgétaires explosent, les critères de convergence des traités fondateurs (déficits à 3%, dettes à 60% au plus des Pib et plafonnement de l’inflation par rapport aux niveaux les plus bas des relevés de prix des exercices précédents etc…) ne sont observés par personne. Les autorités de la BCE n’ont rien vu venir de la crise, et sans doute n’auraient elles rien changé à la placidité de leur posture si les marchés eux mêmes ne leur avaient signifié leur souci de ne plus suivre.
Nul ne saurait être surpris dans ces conditions que les Pouvoirs en place fassent diffuser une musique connue, celle du bal des têtes de turc. A entendre les uns, la faute en reviendrait aux agences de notation qui ne sont responsables des désordres des marchés pas plus que le thermomètre du médecin n’est la cause de l’état de santé du malade. A croire les autres, les marchés financiers eux mêmes seraient à montrer du doigt comme s’ils étaient en quoi que ce soit facteurs des déficits budgétaires continus et des emprunts publics sans cesse empilés par des gouvernements inconséquents.
Les dénoncer ne saurait suffire à régler le problème. La réalité est autre et dispense pour expliquer l’échec ou atténuer la responsabilité de ses auteurs de recourir à des circonstances qui n’ont rien à voir à l’affaire. Le drame de l’Europe du présent tient au plus fondamental de ses instruments : sa monnaie unique, nocive par nature. Le démontrer consiste à en constater la perversité, à se référer aux expériences par ailleurs réussies qui lui sont opposables, et à y déceler les desseins occultes qu’elle sert
I – FONDAMENTAUX A EFFETS DİSCRİMİNANTS
Discriminations à de multiples égards. Que l’Allemagne ou la Grèce par exemple ne puissent progresser également en vertu des mêmes règles, nul n’en discute. S’en induit qu’il ne peut être de zone monétaire optimale qu’à la condition que les pays qu’elle inclut soient pourvus de similitudes économiques suffisantes.
En l’occurrence ces similitudes n’ont cessé de faire défaut. Ainsi un taux d’intérêt unique, – comme l’exige par définition toute monnaie unique – appliqué à des taux d’inflation différents, est générateur de charges réelles d’endettement divergentes. Sur une base 100 en 1997 les niveaux de prix avaient atteint en 2009 l’indice de 146 en Grèce, de 139 en Espagne alors qu’il n’était que de 119 en Allemagne et de 122 en France. Hausses qui, ramenées à leur moyenne annuelle, elle même déduite du taux unique d’intérêt, mesurent par différence le taux réel d’emprunt propre à chaque Etat débiteur. Taux réels d’évidence variables pour chacun d’eux, d’autant plus bas que l’inflation est forte et d’autant pus haut que l’inflation est faible.
Inégalités de charges d’emprunt et partant inégalités du montant des dettes publiques elles mêmes non dues aux vertus des nations débitrices à les supposer même inégales, mais au principe même du taux d’intérêt unique appliqué à un espace économique hétérogène. Voilà pourquoi la Grèce et l’Espagne entre autres sont plus endettées que la France et l’Allemagne. Ce en quoi l’unicité d’un taux d’intérêt s’avère être incitateur puissant d’endettements divergents.
Le taux de change non moins unique d’un tel système s’avère tout aussi discriminatoire des Etats membres les uns par rapport aux autres dans leur recherche commune d’excédents commerciaux. A taux de change unique, de tels excédents sont accessibles à des Etats pourvus d’exportations à demande constante nonobstant la hausse de leurs prix , — c’est le cas de l’Allemagne pour ses machines outils, – mais sont hors de portée de pays exportateurs de services ou de produits de luxe, de moindre nécessité, et dont la demande est plus sensible aux variations de prix à régler. C’est le cas d’autres nations à structures d’échanges extérieures plus fragiles, — dont la France et la Gréce.
Voilà pourquoi et comment un même taux de change peut être tout à la fois facteur d’excédent chez les uns et de déficit chez les autres. En résulte que vouloir réformer les critères de convergence des traités fondateurs ne peut servir à rien dés lors que du seul fait de ses fondamentaux, l’euro fonctionne, d’une part comme "une centrifugeuse" d’hétérogénéités économiques à débit permanent, et d’autre part comme incitateur incontournable d’endettements publics non moins permanents, faute d’accès possible à des taux de change diversifiés
Ainsi s’entendent les appréciations d’un quotidien du soir des plus modérés, dont le chroniqueur spécialisé ne craint pas d’écrire des artisans de l’Euro, qu’ils l’ont construit sur des "bases pourries"(1), ce que ne contesteraient sans doute pas sur le fond de distingués universitaires en matière d’économie, l’un n’y voyant qu’un "échec patent"(2) et l’autre une "erreur tragique"(3).
2 – VAİNES RÉFORMES
Le débat est-il ainsi ouvert ? On n’ose le prétendre. Les européistes de tous bords n’en voient pas apparemment l’intérêt. Ils ne perçoivent de solution que dans le renforcement de la "gouvernance économique" dont les ministres de l’U E seraient dépourvus, et ceux-ci de sortir aussitôt leurs dossiers préparés pour en avancer les pistes.
Ce fut l’œuvre du G 20 de 2009. Elles consistent pour l’essentiel en effet
à ce que les Etats membres soumettent leurs projets de budget à la Commission européenne avant même qu’ils les aient présentès à leur Parlement respectif,
à ce qu’ils rendent compte à la Commission d’indicateurs lui permettant la mesure des écarts de compétitivité venant à les écarter par trop les uns des autres, et à la doter d’un droit de "recommandation" à leur égard,
à ce que soit constitué, au sein même des instances de l’U E, un "fonds de stabilisation" pourvu de ressources sous forme de garanties de paiement permettant aux Etats membres de lever sur les marchés des fonds destinés à leur permettre de faire face aux menaces de cessation de paiement, dont ils viendraient à faire l’objet .
Le Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) fut créé alors même que le sauvetage des finances publiques grecques n’était pas achevé dans des conditions de régularité juridique des plus discutables(4). Il n’en a pas moins été pourvu de 440 milliards d’euros et mis ainsi en charge d’assumer des prestations de garanties de paiement à hauteur de prés du double. Toutes dispositions d’un mérite certain, celui de mutualiser les échéances des dettes publiques, mais dont aucune n’est de nature à en alléger la charge, et moins encore à en tarir le cours.
Par les garanties de paiement qu’il accorde ainsi aux souscripteurs des emprunts d’Etat, le FESF ne manque pas de mettre les Etats membres en mesure de poursuivre leurs émissions de bons et obligations de dettes publiques. Mais rien là qui puisse suffire à assurer la stabilisation du cours des titres émis, la croissance de l’épargne nécessaire à leur achat n’y étant nullement corrélée. Force reste même d’en anticiper l’insuffisance puisque l’affaissement des cours, si elle vient à se produire, se traduit par la hausse des taux d’intérêt(5), elle-même incitatrice d’investissements amoindris d’où procède l’épargne.
Ce pourquoi la stabilisation des cours ainsi fragilisés s’avère la plus urgente des tâches des autorités monétaires. Elle consiste pour les banques d’émission, — dont la gestion de la dette publique sur les marchés est le métier, — à y acheter, racheter ou prendre en pension les titres de dettes d’Etat qui ne trouvent pas preneur. Tel est l’objectif que la BCE leur assigne, selon les termes mêmes de la déclaration que son Président fait à la presse quand il déclare avoir besoin d’une "fédération budgétaire"(6).
Vaste entreprise à hauts risques de surcroît, car ce faisant, elles incisent dans les circuits financiers des liquidités, — affectées en principe au financement de crédits consentis aux entreprises de production ou de services, — mais dont en l’occurrence ces dernières ne sont pas preneurs, les perspectives stagnantes de leurs chiffres d’affaires à la mesure de la réduction des déficits publics et les délocalisations industrielles en cours, les mettant à l’abri du besoin qu’elles pourraient en avoir.
Aussi bien établissements de crédits de tous ordres et autres organismes d’intermédiation bancaires, pour rentabiliser les ressources croissantes de cette provenance et renforcer ainsi leurs fonds propre (règles de Bâle 3), n’ont-ils d’autre issue que de les affecter à des opérations dites de marchés. Elles consistent à souscrire aux titres qu’on y trouve, — dont les obligations d’Etats qui rapportent des intérêts créditeurs, — sans exclure d’autres placements et opérations de termes à incidences parfois déstabilisantes(7).
Façon en tout cas, de soutenir les cours de bourse, de rassurer les porteurs et de plaire aux émetteurs, mais moyen très sûr d’instiller en permanence dans les circuits financiers des poches de liquidités sans emploi sauf spéculatif, laissant ainsi libre cours à la crise sous-jacente, ainsi qu’à ses manifestations : krachs boursiers et rebonds subséquents.
Difficultés ainsi différées, problème non résolu, le tout étant remis à plus tard. Prolongations assurées donc, et…vogue la galère.
De ce point de vue, et contrairement à ce que d’aucuns prétendent l’euro, parce qu’il est un facteur d’endettement permanent, n’est pourvu d’aucune vertu salvatrice. Il s’avère au contraire gravement attentatoire à l’épargne existante ainsi qu’aux structures de financement en place.
3 – ALTERNATIVE DES EXPÉRIENCES RÉUSSIES
Et s’il ne s’agissait pourtant que de contenir ou de réduire le flux continu des endettements publics qui ne cessent de s’accumuler, ne serait-il pas plus efficace et plus simple de restituer aux gouvernements de la zône euro l’arme monétaire dont le traité de Maastricht les a dépossédé ? Elle seule leur permettrait de dégager les excédents commerciaux de nature à compenser la stagnation si ce n’est la régression de leur demande interne, et d’échapper de cette façon à la dépression qui les menace quand elle ne les a pas déjà atteints.
Un tel aggiornamento n’impliquerait pas l’anéantissement mais la réforme de la monnaie européenne. L’Euro nouvelle manière tenant lieu de monnaie de rattachement, les Etats membres la partageraient à parité de change propre à chacun d’eux, parité elle même insérée dans une échelle de taux assujettie à l’agrément collectif des autres Etats. Un tel panier de monnaie pourrait fonctionner à l’instar de l’agrégat des monnaies de l’european current unit (ECU) du temps du "serpent monétaire européen" (SME) de la Communauté Economique Européenne (CEE), à ceci prés qu’à la différence de l’ecu qui ne fût qu’une monnaie de compte, le nouvel euro aurait fonction de monnaie de paiement à taux diversifiés.
Réforme à avantages multiples. Elle préserverait des dévaluations en "représailles" d’avant guerre (au demeurant pas plus préjudiciables que les variations actuelles incontrôlée de l’euro), tout en conservant à l’Europe la cohérence monétaire nécessaire à l’homogénéité de son espace économique. Elle restituerait aux Etats membres la juste mesure de problèmes qui les concernent, et leur permettrait d’impulser les plans de relances mis en place pour nombre d’entre eux dès septembre 2008, l’histoire des faits économiques ne fournissant aucun exemple de relance budgétaire réussie qui n’ait été soutenue par une dévaluation monétaire ajustée.
Ce fut le cas de la Suède confrontée en 1990 à une explosion de crédits immobiliers et qui a laissé la couronne, jusqu’alors rattachée par taux fixe à un panier de monnaies, perdre 20% de sa valeur initiale. En quelques mois ses exportations s’en sont trouvées portées de 27 à 50% de son Pib sans qu’il lui ait fallu pour autant accroitre la charge de son endettement public(8).
Ce fut également le cas du gouvernement argentin, alors interdit par la loi de toute création monétaire au de là de ses réserves de change, et qui pour se financer n’avait d’autre issue que de procéder, lui aussi, à d’incessantes émissions obligataires à taux prohibitifs. L’Argentine n’est venue à bout de ses difficultés en 2002 que par la rupture de la parité fixe liant le peso à sa monnaie de rattachement, c’est-à-dire par la dévaluation de celui-ci et la conversion d’autorité publique des contrats libellés en dollars en contrats libellés en pesos.
Toutes mesures gratifiantes puisque nonobstant les pressions extérieures dissuasives qu’il lui fallut subir, — dont celles du FMI, — la dette publique de l’Argentine qui avait atteint 150% du Pib s’en est trouvée réduite à 75% en 2005 et à 50% en 2008(9).
Autre référence, notamment celle du Royaume unis en 1992 qui a réussi à comprimer ses dettes à l’appui de sa dévaluation de même date. Preuve a contrario étant par ailleurs rapportée de l’impossibilité de toute politique autre de déflation, dont l’échec patent de la dernière expérience qui en ait été faite, remonte à celle dite du bloc or de 1932.
Dans ces conditions, comment comprendre, dans l’impasse où ils sont parvenus, qu’au nombre des commissaires et ministres de l’Union Européenne, nulle voix ne s’est élevée et ne s’élève pour évoquer au service de l’Europe l’existence d’une solution alternative à l’actuel euro ? Où veulent ils donc en venir ? En réalité, leurs propos le laissent de surcroit transparaître à demi-mot, le but qu’ils poursuivent est plus politique qu’économique. Il consiste, à l’appui des difficultés actuelles et à venir, portées au comble du désastre et dans le désarroi des opinions, à forcer l’allure vers une Europe fédérale, celle dont les peuples ne veulent pas.
o O o
Il n’est de grand dessein qui n’ose dire son nom. De quelle Europe s’agit-il en effet, d’une Europe ouverte dans laquelle chacun de ses partenaires reste libre de ses choix et responsable en conséquence de la place qu’il entend y occuper, ou d’une Europe fermée d’un avenir économique univoque et hiérarchisé par des règles statutaires qui fondent la promotion des uns sur le handicap des autres ?
Question ouverte à réponse urgente. Les effets de l’euro se sont maintenant suffisamment développés pour qu’en puisse être dressé un premier constat : déficit des Etats membres à l’exception d’un seul dont plus de 60 % des excédents sont les importations des autres, recours contraint de ceux-ci à l’endettement publique continu à défaut d’accès permis à des taux de change diversifiés, et surcharge des marchés en obligations d’Etat dont l’affaissement des cours ne peut être éludé que par l’acquisition rémunérée qu’en font les banques et le rachat contraint qu’en peuvent effectuer les Etats.
Tel était l’état d’inventaire lors du G 20 de 2009, tel est celui qu’on peut encore dresser à la date du G 20 de 2010 à quelques différences prés non moins inquiétantes : les taux d’emprunt public de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande se sont tendanciellement élevés tout au long de l’année, signe d’une défaillance chronique de leur demande qu’il faut sans cesse rémunérer plus, pour éviter qu’elle ne se dissipe ; les taux des emprunts publics de l’Allemagne et de la France, après avoir précédemment baissé, sont en cours de relèvement notable depuis le dernier trimestre 2010, signe de la nécessité pour les émetteurs de payer plus pour maintenir la demande à la hauteur des besoins.
Preuve ainsi faite en tout cas que ne rassurent les marchés, ni les discours du G 20 2009, ni les recommandations préalables de la Commission européenne aux gouvernements des Etats en mal de confection budgétaire, ni non plus les garanties juridiques de bonne fin du Fonds Européen de Stabilisation Financière. Ce qui se conçoit d’évidence quand se profile à l’horizon, un endettement public permanent, une offre d’épargne potentiellement insuffisante, des marchés financiers en état de lévitation administrée, et des anticipations de hausse de taux d’intérêt à tout moment possible, toutes conditions d’une stagnation forte, accompagnée de son cortège de misères.
Mais, – dira-t-on, – qu’importe. Les contribuables paieront, ne l’ont ils pas déjà fait, et les autres aussi puisqu’il ne suffit plus d’être indigent ou chômeur pour ne pas avoir à payer son écot, l’inflation qui en opère le prélèvement sans formalité de recouvrement, faisant le reste.
L’inflation suffirait elle à faire le reste, que les opinions publiques des nations européennes auraient tort d’y voir comme une sorte de solution finale. Mais qui donc a dit qu’il n’est de fatalité que celle des peuples qui se couchent pour mourir ? Les peuples du vieux monde seraient ils à ce point fatigués qu’ils ne puissent s’engager sur la voie d’expériences réussies par ailleurs ?
Elle passe, il est vrai, par ce que l’anthropologue Georges Ballandier appelle "l’insurrection de la différence."
Paris le 10 novembre 2010
(1) Le Monde du 10 mai2010 "un d’mi ? Ben ça f’ra 15 francs, m’siieu" – P A Delhommais (2) Le Monde du 5 mai 2010, La crise de la zone Euro – Pr J J Rosa (3) Le Monde du 11 mai 2010, La moins mauvaise des solutions — Pr J P Vesperini (4) Art. ci-dessous : Gouvernance Européenne et Légalité – B Prudhon (5) Les bons et obligations à intérêt fixe, valent à qui les acquiert, quand leur cours s’est affaissé par rapport à leur valeur nominale initiale, un rendement accru (par évidence arithmétique), impliquant, par effet de marché, la hausse des taux d’intérêt. (6) Le Monde du 1ier juin 2010, Nous avons besoin d’une fédération Budgétaire – Interview de M. Trichet (7) Opérations de termes qui consistent sur les marchés orientés à la baisse à vendre à découvert des titres rachetés à terme à moindre prix (8) Le Monde Economie du 11 mai 2010, En Suède la monnaie flottante… (9) Le monde du 11 mai 2010, Comment l’Argentine a réduit son endettement.
http://www.debout-la-republique.fr/L-europe-et-l-euro-histoire-d-un.html