Si autrefois le capitalisme servait, malgré les conflits sociaux, au progrès technique et à l'amélioration des conditions de vie, cette utilité a, selon Elie Arié, totalement disparu avec de la financiarisation de l'économie. Dès lors, les salariés se sent dévalorisés, les dirigeants des grandes entreprises négocient des parachutes dorés et plus personne ne sait vraiment quel est le sens de la vie.
La financiarisation de l’économie mondiale a une conséquence, à mon avis essentielle, de nature ontologique, mais dont on mesure encore mal l’importance.
Le capitalisme (« le meilleur des systèmes que l’humanité ait connu jusqu’à présent », Karl Marx) a longtemps fonctionné en mettant le profit financier au service du progrès technique (sinon social, ou, du moins, pas directement) de l’humanité: les banques finançaient l’industrie, l’industrie créait des chemins de fer, des avions, des automobiles, des médicaments, de l’électricité, des logements de plus en plus confortables, de l’eau potable, etc. ; chacun retirait de son travail une impression d’utilité et de participer, à son niveau même modeste, au progrès de l’humanité, ce qui contribuait à donner un sens à sa vie.
En découlaient également, en dépit des conflits sociaux et de la lutte des classes, des sentiments tels que l’esprit d’entreprise, et la fierté (parfois un peu touchante par sa naïveté) d’appartenir à « une grande famille » ; je me souviens (authentique) de celle d’un patient, salarié des services administratifs de l’ Aérospatiale, qui m’avait dit, à la sortie du Concorde : « Voilà ce que nous sommes capables de faire ! » ; et d’un manœuvre de Renault, fier d’avoir serré un jour la main de son Président Pierre Dreyfus –ce qui ne l’empêchait pas d’être le premier à faire grève à l’occasion.
La financiarisation de l’économie, en imposant aux entreprises comme condition de leur survie la rentabilité maximale à court terme de l’actionnariat, a transformé le profit en fin en soi, et la masse salariale en variable d’ajustement ; en 20 ans, il a rendu ce monde, que j’ai pourtant connu, aussi lointain, incompréhensible et étrange que le Haut Moyen Âge.
Les dirigeants des entreprises, en négociant à leur embauche des « parachutes dorés » indépendants de leurs résultats et qui leur assurent de quoi être riches pour cinq générations même s’ils les mènent à la faillite, ont perdu tout prestige aux yeux des salariés et ont retiré à leur fortune toute justification idéologique; les banques réalisent d’énormes bénéfices (ou d’énormes pertes) avec des produits tellement sophistiqués qu’elles n’en comprennent pas toujours elles-mêmes leur nature exacte, mais dorment sur les deux oreilles en sachant que les contribuables viendront les renflouer si les choses tournent mal ; la production recherche non pas « le produit qui fait progresser l’humanité », mais « le produit qui se vendra grâce au marketing » : l’industrie pharmaceutique cherche un Viagra® pour femmes ou des hypocholestérolémiants qui feront baisser le cholestérol au-dessous de ce qui est nécessaire, l’important étant de convaincre ensuite des centaines de millions de gens de les prendre tous les jours toute leur vie ; l’industrie alimentaire nous persuade d’ acheter des produits « bio », des compléments alimentaires ou des eaux minérales cent fois plus chères que celle du robinet, sans le moindre avantage pour notre santé ; l’informatique nous oblige à acheter de nouveaux ordinateurs, logiciels, smartphones, appareils de photo, dont la plupart d’entre nous n’ont réellement besoin que de 10% des fonctions qu’ils contiennent –mais les modèles qui nous suffiraient disparaissent du marché ; etc.
La nature du rapport du salarié avec son entreprise a changé : c’est devenu du « chacun pour soi » ; le salarié intelligent entre dans l’entreprise avec l’intention d’en changer au bout de deux à cinq ans, ayant simplement amélioré son CV pour pouvoir prétendre ailleurs à un meilleur salaire ; l’entreprise effectue des licenciements boursiers, des délocalisations et des restructurations qui étaient imprévisibles la veille ; la règle du jeu est claire pour tout le monde, et il serait puéril d’y introduire, de part ou d’autre, des considérations morales : le système ne laisse le choix à personne.
Nous vivrons de plus en plus vieux – mais la société sait de moins en moins que faire de ses vieux, et, par conséquent, les vieux que faire de leur vie.
Reste qu’à la longue –et c’est cela qui est nouveau- lorsque le profit et l’argent, qui sont des abstractions au-delà du minimum vital, deviennent la seule fin en soi de toute activité, chacun, à quelque niveau qu’il se situe, sera amené de plus en plus souvent à se poser un jour ou l’autre la question « à quoi sert ma vie ? à quoi sert la vie ? » - ce qui n’était pas le cas autrefois.
Les plus simples d’esprit chercheront à donner un sens à leur vie par la satisfaction tirée de l’ étalage de leur richesse, ou en se repliant vers des valeurs communautaristes passéistes, ethniques ou religieuses ; les plus faibles, en se marginalisant et en recherchant le bonheur dans les drogues ou l’alcool ; les plus sensuels consacreront leur vie à l’érotisme ; mais tous les autres?
Voici venu le temps impitoyable de la lucidité.
Elie Arié - Tribune