Vue de l'extérieur, la gestion de la catastrophe japonaise a donné lieu à des descriptions caricaturales du peuple japonais. Tantôt dans un stoïcisme total, tantôt maintenus dans l'ignorance par leur gouvernement, les Japonais ont été décrits sans nuance et de façon uniforme. Yvan Trouselle* dresse ici un autre tableau de cette société japonaise, loin des clichés rebattus depuis le séisme.
es habitants de l’archipel, ceux des régions non sinistrées, ont peu apprécié la présentation sensationnaliste, parfois catastrophiste, de la catastrophe nucléaire qui a touché leur pays, déjà dévasté par un cataclysme naturel. Ils ont peu apprécié que l’on fasse si peu confiance à leur savoir-faire pour gérer une catastrophe pour laquelle ils étaient sans doute les mieux préparés au monde. Ils n’ont pas plus apprécié qu’on les soupçonne d’être les jouets un peu abrutis d’un gouvernement qui les tiendrait dans une totale ignorance des réels dangers de la situation. La plupart pensent que dans des conditions similaires, disons un incident nucléaire à 300 km de Paris (l’usine de retraitement de La Hague par exemple), les expatriés japonais ne seraient sans doute pas envolés « comme une nuée de moineaux ». Il est vrai que le frileux « principe de précaution » n’est pas vraiment traduisible en japonais…
Séisme historique et tsunami
Suite au grand séisme du Tohoku, on a beaucoup entendu, ces dernières semaines, au sujet du caractère des habitants du Japon, marchant d’un seul pas, courageux et surtout unis face aux éléments. Il y eut le registre mythique, attribuant l’apparent stoïcisme de la population à une tradition zen saupoudrée d’une pincée d’esprit bushido, le code des samouraïs expliquant cette propension nationale au sacrifice, son goût pour les résistances héroïques. A l’opposé, il y eut le registre condescendant expliquant que la population maintenue dans l’ignorance, se rangeait derrière ses autorités faisant le calcul cynique qu’une véritable transparence sur la situation de la centrale Fukushima provoquerait immanquablement une panique. On alla jusqu’à évoquer une future génération sacrifiée, des milliers de jeunes atomisés à leur insu sur l’autel de l’unité de la Nation, de la croissance ou d’une fierté patriotique. Et entre ces registres, une palette de nuances et des témoignages d’impatience de sinistrés traqués, servant de caution à l’idée que le peuple nippon se laisse maintenir sous un joug pas tout à fait démocratique. Impérial. Le vent des contestations arabes allait-il souffler jusqu’aux braises atomiques ?
Comme souvent, la réalité était plus nuancée que les apparences.
Ceux qui ont ressenti la secousse du grand tremblement de terre du Tohoku ont eu la plus grande peur de leur vie. Comparé au séisme de Kobe en 1995, le choc dans les esprits est bien plus important. Kobe en ruine, Osaka toute proche restait intact ; le séisme de Kobe, ou celui de Niigata en 2004, font partie des catastrophes pour lesquelles les exercices annuels de simulations (chaque 1er septembre) préparent tous les habitants, toutes tranches d’âge confondues. Surtout, ce sont des séismes auxquels les esprits sont prêts, sachant qu’ils ne sont en quelque sorte que des avatars du grand séisme du Kantô qui ravagea Tokyo en 1923, et dont on attend la prochaine manifestation.
Mais personne, au Japon, ne pouvait se figurer le désastre du tsunami du 11 mars 2011, cette vague géante entrant plusieurs kilomètres dans les terres. On a tendance à chercher derrière l’apparent stoïcisme face aux éléments dévastateurs, au risque d’exposition à la pollution radioactive de Fukushima, un sang-froid né d’une philosophie, d’une tradition ou d’une civilisation plus zen ou plus exotique que la nôtre. En réalité, la population japonaise a eu peur, et elle continue d’avoir peur, elle n’est pas rassurée par le discours des autorités auquel elle ne fait pas aveuglément confiance. Mais si les habitants du Japon ne cèdent pas à la panique, c’est pour une raison plus simple : leur analyse de la situation les rassure suffisamment pour continuer à vivre de manière raisonnée, sans se tourner vers l’avis de quiconque, celui que le gouvernement transmet aux médias, par exemple.
Essayons de comprendre pourquoi
Et notons au préalable que sous une apparence homogène, la population japonaise n’est pas uniforme - et il en sera de même pour ses opinions. Cette hétérogénéité remonte au temps d’Edo. Sous le régime des Tokugawa, la société était divisé en 4 classes, celle des samouraïs au sommet, celle des paysans, celle des artisans et, en dernier, les commerçants. Les voyages étaient réglementés, le brassage des populations réduits, il en résultait que chacune de ces classes possédait ses propres codes, ses priorités, ses modes de pensées. Il existait par ailleurs des communautés qui ne pouvaient rien attendre du reste de la population ou des autorités. Communautés de parias, de saltimbanques, le monde interlope.
A l’époque Edo, les arts et les modes s’accommodaient des lois strictes du régime militaire des Tokugawa, lequel fermait opportunément les yeux sur certaines infractions, une loi somptuaire détournée par ici, une transgression des règlements régissant les quartiers licencieux par là. Ces transgressions étaient en quelque sorte des soupapes de sécurité permettant de maintenir figée cette société divisée en classes. La population de son côté a alors pris l’habitude de ne rien attendre de ses autorités et à ne compter que sur ses propres moyens.
La restauration impériale en 1868 qui inaugure l’ère Meiji dotera le Japon se sa première constitution, et de ses premières lois égalitaires qui, officiellement, mirent fin à toute discrimination, y compris envers les populations parias. Si les quatre classes officielles sont abolies, il n’en ira pas de même pour celle des parias. Les vieilles habitudes ne se perdent pas facilement. Les mots burakumin « gens des villages », ouhinin « non-humain » restent aujourd’hui des gros mots prononcés uniquement à voix basse car leur situation de « sous-homme » n’a guère évolué. Dans cette catégorie des populations discriminées s’ajoutent les Aïnous de Hokkaido, les habitants de Okinawa ou les descendant de Chinois ou de Coréens.
En outre, on relève aujourd’hui une fracture entre villes et campagnes, entre salarymen et paysans ou pêcheurs. Bref, le front uniforme que présente le Japon est un mirage, le comportement de groupe que l’on invoque régulièrement est un leurre, et la population n’espère pas plus des autorités aujourd’hui qu’il y a deux siècles. De nombreux Japonais n’attendent pas que les autorités annoncent le danger pour quitter la région de Fukushima ou du moins envoyer leur famille à l’abri dans le sud, s’ils le peuvent. En réalité, et de façon tout à fait paradoxale pour le regard des Occidentaux, le mode de réflexion enseigné à l’école japonaise favoriserait plutôt l’individualisme. L’exercice même de la synthèse n’est pas enseigné à l’école japonaise comme il l’est en France où le « résumé » et la composition en trois parties furent longtemps un classique de l’enseignement.
Ainsi les esprits ne sont pas formatés ici pour écouter les synthèses et comparer les opinions pour se faire la leur. Les interminables discussions dont raffolent les Français sont observées avec amusement par les Japonais francophones. Ici, on préfère les informations exprimées dans un souci d’objectivité. La façon dont les médias présentent les informations, dans sa structure même, concourt à la non-uniformité de l’opinion. Un article de quotidien japonais, un sujet de journal télévisé montrent un point de vue sans chercher à se montrer exhaustif. Lorsque le sujet est important, un ou plusieurs spécialistes confronteront leur point de vue. Mais on apprécie peu les présentations dogmatiques, les opinions définitives. Seules les informations, les données presque brutes sont présentées, et les articles regorgent de chiffres, de graphes, de courbes que chacun sait lire et analyser. On adore les nombres dans ce pays où il y a des cours du soir d’abaque (calcul, ndlr) pour les enfants dès le plus jeune âge.
Une opinion perpétuellement en devenir
Au lecteur ou à l’auditeur de se faire son idée. Les médias ne sont pas là pour trancher - pour quoi faire? -, on sait raisonnablement que la modification d’une donnée suivant les circonstances fera évoluer les avis. Et au bout du compte, en refermant son quotidien (95% des foyers sont abonnés à un quotidien distribué matin et soir), chacun se fait une opinion par dépôt de strates, opinion qu’il ne cherchera pas à étaler ou à défendre sur un coin de comptoir, mais qu’il gardera pour lui et qui dictera sa conduite. Ainsi, en fonction de ses occupations, de sa famille, du danger évalué et des possibilités matérielles, chacun a décidé de la conduite qu’il pensait être la meilleure. Maintenant si un archipel entier, pragmatique, a décidé de lutter pour que la vie – quotidienne - reprenne au plus vite ses droits, aucun travail de propagande nationale n’a été nécessaire. Et on ne peut parler ni de conformisme, ni de nationalisme, simplement d’une analyse intime de la situation, ou de bon sens.
Yvan Trouselle - Tribune
* Yvan Trouselle est sociologue et enseignant à l'université de Meiji Gakuin à Tokyo. Il réside au Japon depuis 1986.