Alors que Philippe Bilger estime qu'avec la mort de Ben Laden, « justice est faite », Jack Dion poursuit le débat. A ses yeux, la justice n'est pas l'exécution à tout prix du « méchant », particulièrement lorsque l'on souhaite défendre l'Etat de droit et les valeurs universelles.
Je ne crois pas appartenir à la cohorte des « pleureurs professionnels » dont parle Philippe Bilger à propos de ceux (assez rares, reconnaissons-le) qui s’interrogent sur les conditions de l’élimination de Ben Laden. Comme lui, je me réjouis que la planète soit débarrassée de ce tueur en série. Comme lui, je m’associe au soulagement des Américains et, plus généralement, de tous ceux qui ont eu à souffrir de la folie Al-Quaïda. Mais je me garderai bien d’en conclure, comme lui, que « Justice a été faite ».
Jusqu’à preuve du contraire, la justice, c’est autre chose que l’attentat ciblé. La justice, c’est autre chose que l’exécution du méchant à n’importe quel prix et dans n’importe quelles conditions.
Certes, personne ne regrettera que l’ancien ennemi public numéro 1 soit passé de vie à trépas, lui qui a tant de morts sur la conscience, la plupart d’entre eux, d’ailleurs, se situant dans des pays musulmans dont il se prétendait le héraut. Mais sauf à réhabiliter le lynchage et la vengeance, nul ne devrait considérer l’acte de guerre mené par les Etats-Unis pour tuer Ben Laden comme un modèle de justice applicable par tous, en toutes circonstances et en tous lieux.
Pour ce que l’on en sait, le commando américain qui est venu opérer au Pakistan (au mépris de la notion de souveraineté nationale) n’avait qu’une mission : assassiner Ben Laden. Il a fallu un certain laps de temps pour que la Maison Blanche avance la thèse d’une tentative d’arrestation ayant mal tournée. Des officiels américains ont même évoqué l’hypothèse, aussitôt démentie, d’un combat au cours duquel l’ex leader d’Al-Quaïda aurait utilisé une femme présente sur les lieux comme « bouclier humain ».
Au demeurant, la rapidité avec laquelle a été inhumé en pleine mer le cadavre de Ben Laden, en expliquant au passage que l’opération avait pour but de respecter le rite musulman prouve deux choses : 1) que les rites musulmans sont de l’hébreu pour la plupart des commentateurs 2) qu’il fallait surtout faire disparaître le cadavre du tueur en série, afin que l’on ne sache jamais comment il avait été tué, et que sa tombe ne devienne pas un lieu de pèlerinage. Or, dans tout pays civilisé, il est de tradition de rendre le corps d’un mort à sa famille, quand bien même s’agit-il du pire des salauds.
En fait, comme l’ont dit les Israéliens, habitués à ce genre d’opération, les Etats-Unis ont réussi « une opération de liquidation ciblée par excellence ». Celle-ci peut éventuellement se justifier au nom de la lutte contre le terrorisme. Mais dans ce cas, il faut le dire comme tel, et ne pas se réfugier derrière un discours évoquant la justice immanente.
On ne voit pas au nom de quoi un pays se targuant de défendre l’Etat de droit et les valeurs universelles peut se permettre de tuer un barbare avec des méthodes barbares. Certes, toutes les victimes du World Trade center et des attentats meurtriers d’Al Qaeda doivent ressentir un soulagement. Mais ceci justifie-t-il cela ? Que je sache, on est dans la vraie vie, pas dans un film de western où il suffit de ramener le coupable présumé « Dead or alive » (mort ou vif) pour empocher la prime.
François Bayrou a été l’un des seuls responsables politiques à tenir ce propos empreint de bon sens et d’humanité : « On ne fait pas la fête pour la mort de quelqu’un, fût-il le plus horrible ». En France, la plupart des responsables publics ont repris le raisonnement de Philippe Bilger : « Justice est faite ». Assimiler la justice à un assassinat, c’est une sorte de victoire posthume pour Ben Laden.
Jack Dion - Tribune
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